Les délicieuses tartelettes aux épices de Mme Watson

Les contes du (re) confinement

Si vous n’avez pas lu « La vieille dame et le voisin qui prend soin d’elle », allez lire « Les contes du confinement ».

 

Ça faisait maintenant neuf mois que Jeanine Watson connaissait son excentrique voisin, Aldaran. Ils avaient partagé beaucoup de promenades, de gâteaux et de conversations.
Autant Jeanine était bavarde et aimait parler de son enfance et de sa vie, autant Aldaran était réservé.
Quand elle lui avait parlé de son expérience de la seconde guerre mondiale, elle avait fait partie des enfants envoyés à la campagne, il avait eu l’air de bien connaître le sujet, ce qui était surprenant étant donné qu’il avait l’air de n’avoir pas encore quarante ans, ou alors tout juste.
Jeanine s’était dit qu’il avait étudié le sujet en profondeur, au point de lui donner une impression de l’avoir vécu.
En fait, Aldaran avait aussi vécu cette guerre dans son enfance, même si elle l’avait affecté différemment, mais ne pouvait pas vraiment lui expliquer en quoi les faes avaient été affectés.
C’était un des rares sujets concernant sa jeunesse à propos duquel il s’était un peu ouvert.

Ils avaient aussi parlé de musique, qui est un sujet tout à fait sûr quand on veut cacher son âge tant qu’on ne mentionne pas être allé à un concert qui s’est passé il y a environ soixante ans. Aldaran s’était rattrapé juste à temps et avait corrigé en parlant de vidéo, en espérant que Jeanine ne sache pas s’il y avait vraiment eu un enregistrement de ce concert.

Noël approchant, Jeanine avait abordé le sujet des fêtes en famille.

« J’espère qu’on pourra enfin sortir et voir des gens. Je compte bien faire noël en famille ! » avait-elle lancé pendant leur dernière promenade.

Elle ne se plaignait pas de la situation, elle comprenait la nécessité de ces restrictions, mais Aldaran savait que sa famille lui manquait. Heureusement, elle pouvait les voir en appel vidéo régulièrement.

« Comment les fêtez-vous, habituellement ? »

Jeanine s’était animée et Aldaran avait deviné qu’elle allait parler de son activité préférée.

« Déjà, on décore la maison. Et le jardin, bien sûr. Mais de manière délicate, attention, pas avec ces lumières rouge vif qui clignotent. Non, non. J’aime le naturel : le bois, le papier, le tissu… J’ai des décorations qui ont soixante ans ou plus, en céramique, très jolies. Des anges, peints à la main. On n’en fait presque plus de nos jours, c’est bien dommage. Tout le monde préfère le plastique mais ce n’est pas comparable. La céramique, ça dure, et ça a une autre allure, quand-même. Et puis, je prépare le repas. »

Là, ses yeux se mirent à briller.

« Tu sais que j’aime cuisiner. A noël, c’est le moment de vraiment déployer mes talents. La cuisine, qui est déjà mon domaine, est interdite à tous sauf si quelqu’un veut peler des légumes ou faire de la vaisselle. Ça ne me gêne pas de le déléguer. Mais tout le reste, c’est moi. La cuisson des légumes, de la viande, la présentation des plats… Je me régale. Mes filles ne comprenaient pas, elles avaient l’impression que je le faisais parce que je me cantonnais à un rôle. Et puis un jour on en a parlé, et je leur ai expliqué : j’aime cuisiner. Il faut être attentif, savoir ce qu’on veut faire à l’avance mais savoir s’adapter à ce qui se passe, et nourrir les autres est une façon de montrer qu’on les aime et de prendre soin d’eux. »

Elle sourit.
« Évidemment, je n’ai aucune envie de faire des repas de noël tous les jours, mais une fois par an, c’est un challenge que je relève avec plaisir ! »

Aldaran, qui n’avait pas de mal à imaginer Jeanine interdire l’accès de la cuisine au reste de sa famille, s’inquiétât un peu.

« Tu es sûre que c’est raisonnable de tout faire seule ? »

« Tu me fais penser à mes filles, elles me disent pareil. Peut-être que je déléguerais un peu plus cette année, mais elles ne savent pas faire tout ça. Ce n’est pas qu’elles sont mauvaises cuisinières, ou que je pense qu’elles n’y arriveraient pas, mais je ne suis pas sûre que ça les intéresse tellement. Ça demande beaucoup de temps et de travail, et elles n’en ont pas forcément. Je commence à réfléchir au menu deux mois avant, pour être sûre de trouver quelque chose qui plaise à tout le monde – entre ceux qui ne mangent pas de viande, ceux qui n’aiment pas le poisson, ceux qui veulent un dessert comme ci ou comme ça … Ensuite il y a les courses, il faut bien choisir les ingrédients, et la préparation – que je commence quelques jours à l’avance. Je suis retraitée, je peux, mais quand on travaille, c’est plus difficile. »

« Tu me fais penser à ma mère. Elle commence à nous demander ce qu’on veut comme menu en septembre. Je ne suis absolument pas dans l’état d’esprit de noël à ce moment-là, donc je réponds toujours à côté. Une année elle a pris mon frère et moi au mot et nous a fait une salade riz, comme celle qu’on mange quand on va pique-niquer sur la côte. Ça nous a changé du rôti traditionnel! »

Jeanine rit de bon cœur.

« Elle aurait pu vous faire des sandwiches bacon – laitue – tomate ! »

« Ça ne nous aurait pas dérangés non plus, remarque. L’important, pour nous, c’est d’être ensemble. Ma mère se stressait un peu au sujet du repas, mais ces dernières années elle s’est beaucoup détendue. Je vais lui proposer les sandwiches, tiens, ça lui ira peut-être. »

« Et est-ce qu’elle fait des tartelettes aux épices ? »

« Non, ça ne fait pas partie de nos habitudes. »

« Et vous êtes combien ? » demanda Jeanine, avec une lueur dans les yeux.

« C’est très variable, suivant qui est dans le coin et si des amis viennent. Je te vois venir, tu ne vas quand-même pas faire des tourtes pour tout le monde, si ? »

« Si je vous en fait dix, ça ira ? Juste pour que vous les goûtiez. Et si vous aimez, j’envisagerais de te donner la recette. Si tu promets de ne pas la partager sur internet. C’est une recette de famille, après tout. »

« Tu es adorable ! Est-ce que ça existe en version végétarienne ? Il y en a quelques-uns dans la famille. »

« Alors dix de chaque. » Elle réfléchit un moment. « Et si on ne peut pas se réunir à noël, on pourra toujours congeler tout ça et faire noël en juillet. Ça changera des sandwiches et salades de riz ! »

 

[les « mince pies » (tartelettes aux épices) sont des petites tourtes fourrées d’un mélange de fruits secs et d’épices, donc la garniture est parfois faite avec de la graisse animale d’où la précision « végétariennes ou non ».]

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